L’étrange Noël de Monsieur Jacques

La vie comme elle roule.
A Freaky Christmas, 2020

Jacques était son prénom. Ce n’était pas un hommage au Grand Jacques, car il était trop vieux pour faire partie des hordes de millenials portant le prénom du plus grand président de la Ve (le deuxième prénom de Bulle, ma dernière, est Jacques), mais bien à un stade de foot qui fut presque président ou l’inverse, ou pas du tout je ne sais plus… c’est de Chaban-Delmas que j’essaie de rire ici.

Une lecture de votre microconte de Noël ?

Issu de centristes, extrait du ventre mou de la vie politique, là où c’est tout doux, Jacques n’avait que faire de tout ça à l’heure où le train quittait la gare de Bercy avec les vingt minutes de retard ordinaire. Il aurait bien une heure de plus sur l’horaire prévu à l’arrivée dans la Comté, mais cela ne le tracassait pas, comme tous il s’y était fait. C’est le contraire qui l’eut étonné.

Le petit homme, quinquagénaire dynamique de très bonne composition parce que biberonné à la télévision pré-abêtissante de L’île aux enfants, de Goldorak dont il connaissait le générique par cœur et du « Club des cinq » parce que lire c’était important, avait une vie plutôt enviable. Européen de type blanc sans accent exotique, il avait un travail qui lui permettait de naviguer avec grâce entre les vagues de confinements ; il appréciait même le télétravail. Son divorce, l’un des nombreux effets bénéfiques du Premier Confinement, était tout neuf. Béni soit le Covid-19.

Ses enfants étaient indépendants depuis peu. Des travailleurs indépendants. Comme la plupart d’entre ceux qui avaient fait des études, ils avaient quitté l’appartement familial pour se claquemurer chacun de leur côté dans des lieux de vie commune – le coliving est encore un mot rigolo créé pour énerver ceux qui aimaient la belle langue de Molière et de Céline – avec quelques-uns de leurs coreligionnaires. Branchés à la fibre, ils balançaient des factures à leurs clients mensuellement ; ce qu’ils faisaient réellement pour être payés, Jacques n’avait pas l’information. Elle avait dû se perdre quelque part ou il n’était plus intéressé.

Il se faisait du mouron – c’est comme un mouton mais qui s’inquiète de tout – pour ce Noël en famille et plus particulièrement de revoir sa mère qu’il n’avait pas croisée depuis le Premier Confinement. Il n’était pas très famille. Pour l’anniversaire du Petit Jésus précédent, il avait eu de la chance. Lors du test de prédéplacement de plus de trente kilomètres, obligatoire depuis le Troisième Confinement, il avait été déclaré positif au Covid-21. C’était un beau souvenir qu’il chérissait.

Ces quinze jours en villa de distanciation lui avaient ouvert les yeux sur la diversité de ses semblables – il n’avait pas servi sous les drapeaux grâce au Grand Jacques (encore lui) – et cela lui avait bien plu. Lui qui vivait dans son petit monde avait pu rencontrer et parler avec des personnes qu’il n’avait que croisées toutes ces années. D’autres milieux que le sien, d’autres horizons, d’autres histoires. C’était intéressant. Jusqu’à ce qu’ils tombent malades, et qu’on les emmène dans un autre endroit, dont ils ne revenaient pas. Ce moment-là lui avait laissé comme un arrière-goût de tristesse dans la gorge. Il n’aimait pas trop ça.

L’implacable logique de la Mère à Jacques
par le bienveillant Gilles Rapaport

Sa mère était devenue pierrologue peu après la mort de son père (Covid-19 quelle surprise !). Elle avait suivi une pente glissante qui l’avait conduite de Raoult en Onfray en passant par les poubelles de France Soir jusqu’à se perdre dans un groupe Facebook sur la « Bonne Manière de Trouver les Réponses à toutes les Questions que l’on est en droit de se poser hors des Mensonges du Pouvoir » (quel qu’il soit). Elle avait été professeure de dessin quand il était jeune, une personnalité un peu follasse, mais que ses élèves adoraient. Lui, il la trouvait toujours « trop ». Par nature réservé, ce Jacques-là aimait qu’on reste sur son quant-à-soi, et qu’on ne vienne pas rire trop près, merci.

La mort de son père (un taiseux qui faisait passer le réservé qu’il était pour un fou furieux) avait été assez pénible, et toute cette douleur l’avait passablement gêné. Puis elle avait commencé à lui envoyer des messages sur le pouvoir des pierres, du Passage, et de ses autres bécasseries… Sans tenir compte de son absence de réponse, elle avait continué à se diriger droit dans le mur de la honte familiale, jusqu’à brûler une bonne partie de ses économies dans une formation en ligne pour obtenir un diplôme de pierrologue, niveau Caillou d’argent. Elle avait le droit aujourd’hui de pratiquer la cérémonie du Passage : le praticien en Pierrologie mâchouillait trois pierres de quartz qu’il devait ensuite envoyer par la seule force de son souffle (il crachait donc) sur le ventre du patient situé à un mètre et trente-trois centimètres exactement. Selon eux, c’était un remède efficace contre le cancer de la prostate ou la migraine, il n’avait pas vraiment compris.

Cette folie… c’est bien ce qui le figeait dans le fauteuil inconfortable d’un train qui ne ferait pas demi-tour. Il savait qu’elle n’était pas sur le chemin de la vérité.

Seule l’Hypnovulcanologie permettrait de nous sauver. Et ça c’était la vérité, lui le savait.

Le repas de Noël s’annonçait animé. Heureusement, elle serait dans la cuisine et lui dans le salon. Ces nouveaux usages avaient du bon.

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