Nos rêves sont faits pour s’écraser sur le mur de la réalité alors que le temps passe et nous attire inexorablement vers la lumière au fond du tunnel tels des moustiques, mais avec une durée de batterie de vie sensiblement plus longue. En résumé, en vieillissant nos illusions s’effondrent les unes après les autres, c’est ce que certains appellent « la sagesse » alors qu’on le sait tous que ce n’est que le triste résultat de la somme de toutes les expériences qui nourrit notre réflexion pour nous transformer en adultes grisonnants jusqu’à devenir des boomers. Pour ne pas dire des vieux gars.
Dernièrement, j’en ai perdu une que je chérissais depuis la fin de mon adolescence, qui n’avait aucun rapport avec une potentielle carrière multisportive (je vous renvoie à cette chronique sur ma difficulté à prendre une décision définitive), mais plutôt à un choix de trajectoire de vie remis en question dans des circonstances que je vais vous narrer derechef.
Les illusions perdues
Je buvais une bière, IPA bien sûr, mon statut de boboboomer m’oblige, avec deux des plus grands esprits que je connaisse. Deux gars dont la finesse d’analyse et le vécu m’inspirent chaque vendredi de profondes réflexions qui résonnent encore mieux après la deuxième pinte, autour de 19 heures.
Nous comparions nos expériences de vie, non pas pour pour savoir qui avait la plus longue puisque nous avions la même datation carbone 14, mais pour partager les souvenirs les plus marquants de nos parcours qui n’avaient de commun que d’être ceux de trois hommes blancs de plus de 50 ans arrivés chacun tant bien que mal à l’acmé de sa carrière, si ce n’est de ses capacités intellectuelles, puisque je le rappelle c’était l’heure de la deuxième pinte.
Alors que nous évoquions Londres, le plus parisien d’entre nous, inventeur selon moi du post-boboïsme tant il a hipsterisé le Nord Marais en s’y installant, a lâché une bombe qui me fit l’effet d’une… bombe :
« Paris. C’est une ville de province comparée à Londres. »
Oui je sais que c’est terrible.

par le Orson Rapaport
de beaux souvenirs
Comment, à l’heure où je vous parle, celle des bombes qui pleuvent aux portes de l’Europe, des espèces animales qui disparaissent, de l’arrêt de « Plus belle la vie » et, tenez-vous bien, du retour de la « Rappeuse autrefois connue sous le nom de Diam’s » pour dire avec une sagesse incroyable qu’elle ne va pas revenir (je la remercie de cette information qui me rassure alors que « Plus belle la vie » va s’arrêter, ce qui me désole), peut-on lancer de telles affirmations à la face d’un public sensible, parce que oui on a beau être un bonhomme sel et poivre, on est pas une machine, on a des sentiments ? C’était faire preuve d’une telle cruauté que je faillis me lever, pas trop rapidement quand même parce que la bière artisanale commençait à faire son effet, pour le gifler appliquant ainsi la jurisprudence Will Smith vs Chris Rock : « Tout offensé peut claquer une beigne à son offensant. » Mon absence totale de courage physique ainsi que l’amitié que je portais au plus parisien d’entre nous m’empêchèrent sans me soulager pour autant du coup que je venais de recevoir en plein dans les parties basses de mon histoire personnelle.
Repartons encore une fois dans La Comté, au début des années 1990, le grunge, les mojitos, Mit’rand II, le sida,… Tout cela n’avait pas perlé jusqu’à nous, la vie y était aussi douce que le miel des années Pompidou, nous vivions dans notre bulle comme le chanterait la rappeuse « yodaesque » que je moquais précédemment.
Cette ambiance cotonneuse ne me satisfaisant pas, je rêvais de mouvements autres que je ne pouvais trouver dans les recoins des Terres du milieu, aussi belles et vertes fussent-elles. L’occasion se présenta lors de la visite dans ces contrées reculées de l’intelligentsia de Paname venue présenter la Poésie et le Théâtre aux gentils habitants bien loin de toutes ces considérations dans leur quotidien, mais qui par politesse montraient quelque intérêt à la chose littéraire à l’occasion d’un festival d’été à ciel ouvert dont tous aujourd’hui s’entendent à dire qu’il était bien beau.
drôle d’endroit pour une rencontre
Par un concours de circonstances dont ma vie a le secret, je me retrouvais propulsé, au sortir de trop longs mois sous les drapeaux de la France, au service de presse du festival, ce qui me fit découvrir de près les Parisiens au travers de théâtreux en visite chez les bonnes gens, ainsi que le téléfax. Ces quelques semaines forgèrent en moi la conviction que je serai parisien, littéraire si la félicité d’une inspiration me touchait enfin, et que le fax était une invention démoniaque au même titre que le polycopieur : j’étais l’assistant-jeune-homme-à-tout-faire-chauffeur de l’attaché de presse qui se démenait et virevoltait dans tous les cantons de la région pour répandre la bonne parole auprès des organes de presse de ces paysages où c’était plutôt le rôle du lisier que de se répandre mais bon nous n’étions pas trop mal accueillis pour ces quelques jours de Culture Générale au pré.
L’esprit de ces Parisiens là me fascinait, ils étaient légers, un bon mot en chassait un autre, une répartie ou une citation, un jeu de rôle… qu’ils étaient drôles, beaux, perchés, brillants. Des extraterrestres, littéralement. C’étaient donc ça les Parisiens. Qu’à Dieu ne plaise, j’en serais un de même. Comme je viens de l’écrire, je fréquentais jadis des gens du Théâtre.
Par un deuxième concours de circonstance dont ma vie, etc. je partis pour Paname dès septembre venu, un sac sur le dos, des ailes aux pieds et le pouce levé pour respecter mon choix de voyageur écoresponsable principalement motivé par le manque d’argent, constant pour moi dans ces années-là qui me virent manger très peu de vaches, maigres ou pas peu importe, parce que je vous l’avoue je n’avais pas encore commencé ma transition écologique et que j’étais si peu sensible à la nature que je pensais qu’Ushuaïa n’était qu’une marque de gel douche.
de grandes espérances
À moi Paname.
Venant de ma province comme Charles, avec un avantage de taille (la nature a été généreuse, et je rendais bien vingt centimètres à Azna), j’avais les yeux brillants de l’anticipation de me plonger dans la mêlée créatrice de cette ville qui était la plus belle du monde selon les prospectus de la mairie dont on ne pouvait certainement pas accuser l’occupant d’être un menteur puisqu’il serait bientôt notre président.
Ai-je été déçu ? Les quelques années qui suivirent m’ont conforté dans ma décision, c’est bien dans mon Paname que tout se passe. Je dirais même que c’est dans mon quartier, mon neuvième à moi. Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’à dire que c’est au pied de mon immeuble sous mes fenêtres, sur la plus belle petite place de mon quartier que tout se passe ? Je suis le maître de ma chronique.
Empathique que je suis, je comprends la remarque de mon camarade de pinte. Dans la fleur de l’âge du mâle blanc urbain, avide de nouveaux défis, aventurier jusque dans ses conversations de comptoir, séances qu’il ne nous facturait jamais, le plus parisien d’entre nous avait poussé le bouchon trop loin dans le but de nous piquer au vif, de nous réveiller
Il le savait bien lui que Paris n’était pas une ville des territoires : nous qui roulions tous en Renault Zoé pour les moins riches et Tesla pour le bobo moyen n’avions que faire du prix du litre de diesel quand nous partions chercher nos kilos de quinoa, avocats et pains au graines d’autrefois dans les épiceries bio à circuit court de l’agriculture raisonnée de l’hypercentre de Paname. N’est-ce pas une preuve irréfutable ? Est-il besoin d’en ajouter à cette démonstration implacable ? Je ne crois pas, non.
Play-Scriptum : Alors que j’écris cette chronique, j’écoute Departure (Home), de Max Richter, WE, le dernier album d’Arcade Fire et je me dynamite avec House of Jealous Lovers, by The Rapture.