Que ceux qui ont résisté me jettent la première balle. J’en connais même qui, dans ma situation, ont fait signer des contrats à leurs enfants. Alors hein, bon.
Il a envie d’être tranquille. Je le connais maintenant.
Dès qu’il me tourne le dos pour commencer à taper sur son clavier en m’ignorant, c’est le signe qu’il veut travailler ou que sais-je. Je vais lui laisser quelques minutes parce que je ne suis pas un monstre…
Voilà, c’est bon, il a eu le temps nécessaire pour faire ses trucs.

by Gilles Rapaport
Je commence à gémir doucement. Très doucement. Il ne faut pas le brusquer, je le connais maintenant : s’il se braque, il peut aller jusqu’à me dire non. Il m’a entendue, ses épaules viennent de se crisper. Le pauvre, il connaît la suite. Pourtant, il ne se retourne pas et continue son activité. Le ballet commence.
J’augmente un peu le volume de mon deuxième gémissement, et, là, sa tête s’affaisse, il ne va pas pouvoir y échapper. Mais il résiste encore, alors je lui assène un troisième crissement de craie sur le tableau noir de sa tranquillité. Il pivote sur sa chaise et me dit en prenant sa grosse voix : « Stop ! », en détachant bien les lettres comme si je pouvais lire sur ses lèvres. Je lui retourne son regard en activant le mode « Mon Maître à Moi », mes deux « adorables petites billes rondes » — je les ai entendus dire ça un jour — vrillées dans ses yeux. Suppliante. Marie aux pieds des soldats romains n’aurait pas fait mieux. Il dit : « Tu exagères vraiment là, on vient juste de sortir. » Oui, mais j’ai de nouveau envie de prendre l’air, c’est comme ça. Il tente un dernier coup de dés, met ses écouteurs et bondit sur son clavier, ses doigts virevoltant sur les touches pour faire apparaître des mots sur l’écran. Bien joué, mais je ne me laisse pas faire, c’est l’heure du coup grâce. Je m’approche de lui, je m’assois à ses pieds, dans son champ de vision basse, sur sa gauche et, là, je porte l’estocade : je tapote sa cuisse avec ma patte et je lui fais ma meilleure imitation du chat dans Shrek. Sans surprise, mais ce n’est jamais lassant, il capitule, se lève, enfile ses baskets et attrape la laisse pour me sortir ; il n’a pas les armes pour se battre.
Y’a pas à dire, ces chats ils en connaissent un beau morceau en matière de manipulation de nos humains. Moi je n’ai pas fréquenté leurs écoles Montesouris, mais je ne suis pas en reste quand il faut les faire marcher.

par Gilles Rapaport
Le mien, je le tiens depuis que je suis toute petite.
C’est lui qui m’a choisie, et j’ai tout de suite compris que c’était lui le maillon faible dans cette cellule familiale à majorité féminine. Il n’était pas préparé. Comme tous les autres qui ont cédé aux pleurs et aux supplications de leurs enfants, ceux qui se sont dit qu’ils allaient mettre fin au harcèlement moral de leur progéniture et qu’ils allaient être bien tranquilles, parce que oui le plus important pour eux c’est d’« être bien tranquille ». Quelle erreur, quel manque de jugeote, d’absence de communication.
C’est fou comme ces mâles-là ne communiquent pas entre eux, ils avancent dans la vie avec leurs certitudes, en pensant qu’ils sont les premières victimes, en se tapant le front et en marmonnant, à 6 h 23 dans la froide nuit de Paname, sous la pluie, charriés par la boule de poils de leurs enfants, prêts à dégainer un sac à déjections : « Mais comment ai-je pu me faire avoir de la sorte ? Quelle erreur ai-je commise pour me retrouver dans une telle situation ? Suis-je le dernier des derniers ? L’imbécile ultime ? L’alpha et l’oméga de l’Idiot de la famille ? ».
Le jour où, enfin, je pourrai parler – j’ai bon espoir d’y arriver, ça n’a pas l’air très sorcier – je lui dirai que non, il est loin d’être unique et que ça ne sert à rien de battre sa coulpe, il est dans la moyenne des mâles humains adultes. C’est une constante à ce que j’ai compris des informations glanées de-ci de-là auprès de mes congénères rencontrés dans les rues de mon Paname à moi.

par Gilles BB. Rapaport
Bon… Cette promenade est bien sympathique, mais j’en ai assez maintenant, je veux faire demi-tour. Et hop, on rentre, il me suit comme un petit chien, c’est ironique non ? Je veux aller dormir un peu après mes friandises. Oui, parce qu’il me donne des friandises après m’avoir sortie. Pour me récompenser de l’avoir obligé à le faire sans doute ? J’imagine qu’il y a des mots pour décrire ce type de comportement, des concepts psychologiques, le syndrome de Stockholm, par exemple, me semble tout à fait adapté – j’ai vu un documentaire là-dessus un jour.
J’irai me coucher sur le canapé, à sa place, celle qu’il affectionne pour une bonne sieste. Et dire que, au début, à mon arrivée chez eux, il était fortement opposé à ce que je monte dessus.
Ce qu’on peut rire avec lui.
Play-scriptum : Pour écrire cette chronique, j’ai évidemment écouté le dernier album de Pulp parce que voilà. J’ai aussi découvert ce groupe américain à l’occasion du concert de Morrissey dont ils faisaient la première partie. Brigitte Calls Me Baby c’est leur nom et c’est aussi mon coup de coeur du moment (parce que oui, j’ai un coeur !). J’ai aussi réécouté Take On Me, suite à la version de Bella Ramsay dans Last Of Us, et cette version MTV Unplugged de a-ha me fout les poils au garde à vous !